VOYAGE AUX ENFERS
Ce texte reprend certains moments de mon journal. Je l’ai écrit en ouverture de l’exposition “Voyage aux Enfers”, au mois de Septembre et au mois d’Octobre 1987, à l’Institut Français de Naples.
Arrivé par le bateau depuis Palerme, dans cette ville, Naples, où le pathétique m’est projeté avec violence en pleine face. Et où le sentiment du temps qui passe et du peu de temps qui reste à vivre devient obsessionnel. Le plaisir, la jouissance, une frénésie de vie. Et la mort présente à chaque détour du regard.
Depuis quelques mois déjà dans mon travail, une nécessité de figurer davantage, mais à cet instant-là précisément, le désir d’abandonner des formes trop archaïques ou trop spéculatives, pour me tourner vers du plus réel. Abasourdi par les clameurs de la ville, ce matin-là en débarquant, j’éprouve la nécessité soudaine d’unifier, de réconcilier les inconciliables, de marier le géométrique à l’organique, pressé par ce peu de temps qui reste à vivre. Ici. À quelques centaines de mètres du lac Averne, lac volcanique parfaitement rond, où les morts s’en vont dans l’au-delà, transportés par la barque de Charon. Ici encore. Juste à côté du Vésuve, volcan tranquille depuis quarante-trois ans, mais pour combien de temps encore. Des corps couchés apparaissent dans le travail que je commence ici. Des corps couchés, mi-érotiques, mi-funèbres, la suite de mon travail antérieur, mais aussi des corps noirs calcinés, à moitié organiques, à moitié minéraux. Ces corps sont couchés dans la barque, avec les rames pour le voyage aux enfers : Cette barque dont l’architecture est tellement parfaite. Cette barque en forme de sexe de femme, avec ce corps couché dedans.
PB – 1987
SOUS LA PEUPLERAIE
Ce texte a été écrit et publié pour la première fois, sous la forme d’un catalogue, pour l’exposition “Sous la Peupleraie”, produite par la galerie Schoeneck, à Riehen (Suisse), au mois de Septembre et au mois d’Octobre 2000. Il a été repris avec les dernières corrections lors de l’édition de ”Sous la Peupleraie 1997-1999” par Michael Woolworth Publications, au mois d’Octobre 2001. Accompagnant ce texte, cette édition sous emboîtage comporte dix sept estampes, des dessins et des notes d’atelier.
La peupleraie, c’est un lieu dans lequel la lumière pénètre comme dans une cathédrale, lumière douce et régulière, tournant imperceptiblement sur elle même du matin jusqu’au soir. Son espace est défini de la façon la plus rigoureuse qui soit, par la plantation des arbres : Ils sont disposés parallèlement, mais forment aussi des diagonales parfaites. C’est un espace mathématique d’une grande précision, dans lequel peuvent s’user les pieds d’un arpenteur. Ces arbres sont des peupliers “Robusta”. Nulle mieux que cette variété ne pousse d’une façon aussi droite. Ils sont la Verticalité. Celui qui s’y promène a le sentiment étrange que le temps s’écoule là. Les rythmes proches ou lointains des peupliers, agissant comme par séquence en relation avec le temps qui passe. J’ai choisi ce lieu avec résolution, d’une façon volontaire, un peu volontariste même, avec le sentiment de m’y engager pour longtemps, avec quelques risques et la peur des dangers. C’est un lieu où tout peut arriver. Le contraste absolu du calme, de la douceur, du silence, juste le léger bruit du vent dans les feuilles, l’apparence trompeuse du bonheur et du plaisir cachant le drame le plus horrible qui soit.
Mon travail d’artiste tel que je le conçois est une bataille pour l’unité des sens, une bataille pour l’unité de l’être. Il faut donc ramasser ses propres morceaux épars, les morceaux de son corps et de son âme, pour en faire un ensemble riche. Mais trop d’intérêts divergents, trop de pistes, trop de pensées apparemment contradictoires, trop de pulsions s’étaient accumulées depuis quelques années. Que faire de ces désirs aussi divers, avec le risque de trébucher ? Ces richesses n’étaient peut-être qu’apparentes. N’exprimaient–elles pas surtout l’impossibilité de tout marier ? Ou bien fallait-il se résoudre à la pauvreté sous prétexte de clarté et de cohérence ? Je me suis résolu à tout garder, à tout mettre ensemble sans me soucier de rien, attendre avec patience et faire confiance. Attendre et patienter, rechercher pas à pas, traquer les cohérences secrètes, invisibles au premier regard. Celles qui n’apparaissent pas immédiatement. Celles qui sont inconscientes aussi et que le travail peut rendre plus transparentes. Attendre que tout s’organise et que le reste s’efface naturellement, magiquement dans le cours même du travail.
Je l’avais sous la main, à portée de pierre de mon atelier, cette peupleraie de deux hectares. Elle me tendait les bras . Elle serait le lieu où je pourrais déposer ce qui m’embarrassait. Et quand je me suis résolu à y déposer toutes ces choses accumulées, ce fut un grand soulagement. Cette peupleraie est construite comme ceci : On pourrait enfiler les unes sur les autres ces différentes surfaces comme les plateaux d’un immeuble avant la fin de sa construction et dans lequel il n’y aurait pas de murs, mais seulement des poteaux porteurs, c’est à dire des surfaces indépendantes les unes des autres, mais communicant entre elles par les poteaux porteurs, par les fûts des arbres de la peupleraie conçus comme des tuyaux et permettant la relation entre les différentes surfaces.
Depuis ce travail engagé, je me suis conduit comme un chasseur, j’ai ouvert et développé des pistes. Dans certaines j’avance bien. Dans d’autres pas encore très bien. Les matériaux que j’utilise sont divers. Je tente de les associer et qu’ils soient comme des provisions pour tenir la route. Toutes ces pistes oscillent entre ce qui figure et ne figure pas, entre ce qui pourrait porter un nom et n’en porte pas encore, comme dans la vie, comme dans un rêve : Quelque chose de mal discerné parce que trop loin. Quelque chose d’indicible parce qu’incomplet ou trop caché. Mais quand on peut s’en approcher : Des animaux qui courent. Des herbes douces. Des végétaux inquiétants. Des formes humaines à peine visibles tellement elles sont vite passées. Des formes métalliques en forme d’objet planant. Des formes mécaniques parfois très bruyantes. Des fleurs à odeur sucrée, mais formant piège. Des fleurs encore, peut-être guérisseuses, peut-être empoisonneuses. Des loups, des couteaux criminels et des cadavres d’animaux. Rien d’exceptionnel. Mais au travers de tout cela, le désir de construire un univers qui serait comme une image possible de la vie et où le mariage de tous les contraires produirait une folle énergie humaine, dans cette peupleraie, ce lieu du combat, à la limite d’une histoire de lumière et de voracité.
PB – 1997
TERRITOIRE
Ce Texte a été écrit et publié pour le catalogue de l’exposition “Territoire”, à la Galerie Nationale d’Etat de Most (République Tchèque), du mois de Septembre au mois d’Octobre 2002 et en partenariat avec la Galerie Bayer&Bayer à Prague au mois de Mars 2003.
Où suis-je ? Jadis, si je me souviens bien, mes pensées et mes paroles, toutes sans aucune exception, étaient liées, accrochées, agrippées même, à un endroit réel, là où elles avaient été produites ou prononcées. À tel point qu’aujourd’hui, quand l’une de ces pensées me revient, l’image de ce lieu m’est projetée au même instant. Jadis, mais aujourd’hui encore. Comme si je ne pouvais produire une pensée, articuler une parole, faire un geste avec mes mains, sans Rien, en dehors de Rien, devant Rien. Depuis et sans vraiment me le dire, j’ai privilégié certains lieux qui me troublent particulièrement et que j’identifie maintenant avec exactitude. Je les appelle : Territoire.
Ils sont délimités avec précision. Leur singularité est telle que je les considère comme des images possibles de la vie et de la mienne en particulier. Et dans lesquels toutes ces contradictions accumulées, toutes ces idées impraticables, tout ce qui véritablement ne peut aller ensemble produirait une folle énergie. Je les habite depuis toujours. Sans le savoir souvent. Je n’y suis pas enfermé car ils sont nombreux et divers. Je les recherche quand ils me manquent. Ils me servent et me nourrissent. Et sans eux sur lesquels m’appuyer, je serais mort depuis longtemps. Ils ne sont pas des no man’s land, ni des sorties de ville. Pas des friches ni des lieux sans fin. Pas des champs sans haies ni des terres abandonnées. Mais des endroits que je vais essayer de décrire maintenant : Quelques jardins potagers, deux ou trois, dans lesquels j’ai joué quand j’étais enfant. Un autre que j’ai cultivé plus tard. Un jardin planté uniquement de fleurs et bordé par une rivière, avec une barque dans un coin. J’allais y lire. Un verger d’arbres fruitiers très en pente où je suis venu m’asseoir, m’allonger parfois pour regarder le ciel entre les branches. Une colline escarpée de cerisiers que j’escaladais et dans laquelle je m’arrêtais pour regarder derrière moi. À la bordure d’une combe, un triangle d’abricotiers, assez jeunes, couvert d’une herbe très verte et bordé d’aubépines.
Et puis, des lits le plus souvent défaits, avec des oreillers froissés sur lesquels déposer mes pensées. Une assiette garnie d’une belle nourriture, belle à regarder et bonne à manger. Et aussi ces robes d’apparat dont les hauts et les bustiers me rappellent les collines escarpées des cerisiers, collines larges et belles comme des ventres. Des gâteaux contemplés comme des peintures mais surtout ces portions de tarte, cette forme si particulière de pubis et d’éventail. Et sous ces robes, des corps nus qui concentrent tous les lieux dont je viens de parler. Enfin, mon bureau et ma table de travail devant laquelle je m’assieds pour écrire et dessiner. Je les range souvent pour mettre de l’ordre dans mes pensées. Mon atelier que je balaie le matin, pour éviter de trébucher sur des problèmes mal placés, sur des questions mal posées, durant toute la journée. Tous ces tiroirs, toutes ces boîtes qui renferment ce sur quoi et ce avec quoi je suis au travail. Des lieux dans des lieux, des systèmes gigognes : Mon corps, mon cerveau, mes yeux et mes nerfs. Des plans aussi, des plans cadastraux particulièrement, parce qu’à mes yeux, aucune différence n’est perceptible entre le plan et le lieu qu’il est censé décrire.
Je ne crois pas que ma vie d’artiste autour de mon travail puisse s’apparenter à un chemin sur lequel je marcherais. Et plus j’avancerais sur ce chemin, plus ma pensée deviendrait précise en réduisant la focale et en organisant des systèmes. Cette métaphore me met dans l’embarras. Je crois au contraire qu’elle s’apparente davantage à un territoire à explorer. Tel un arpenteur, je parcours ce territoire, dans tous les sens. Je le mesure. Je m’y assieds. J’y trouve des objets égarés. J’envisage différents points de vue tel un poseur de pièges. Physiquement, avec mes pieds et mes jambes, je suis là. Dedans. Et je tente de briser toute démarche trop formelle trop univoque, pour poser des questions équivoques et plus diversifiées. En vérité, ce territoire n’est pas une métaphore, mais une expérience vécue réellement et par laquelle je mettrais toute mon énergie à briser les frontières entre ma chaire et mes pensées. Mes pieds et mes jambes seraient les acteurs de ce travail mental dans ces lieux tant réels que rêvés, tant psychiques que topographiques et où les questions abstraites seraient déposées aux pieds d’objets bien réels. J’ai la folie de penser que tout s’organiserait ainsi et se simplifierait avec avantage. Il y faut du travail. Mais les apparentes contradictions ne produiraient plus des angoisses. Elles dégageraient des richesses.
Dans ce cadre là et dans l’un ou l’autre de ces territoires, je n’aurais plus à me poser le problème de la représentation dans la peinture, car je ne
serais plus l’artiste, un sujet extérieur à l’objet. Un non sens en vérité. Mais je serais dedans, dans l’objet, en train de faire, au même titre que le reste, dans le territoire. Alors, figurer ou ne pas figurer deviendrait une question obsolète car l’un viendrait au secours de l’autre. Et ça ne serait plus
qu’une question de regard proche ou lointain ou d’angle de vue. Les analyses sensibles et les pulsions sauvages ne s’entrechoqueraient plus. Elles s’enlaceraient. Les grands gestes du corps et les tout petits n’engageant qu’une phalange, s’épauleraient l’un l’autre. L’envie de ratisser largement,
de balayer généreusement viendrait compléter le souci d’une petite caresse. Le désir de rigueur donnerait de la force à la jouissance et à la chair.Tout finirait ainsi par trouver une place. Et moi dedans, les pieds dedans jusqu’aux genoux, ne sachant pas où commence ni ou s’arrête mon corps, j’aurais l’outrecuidance de faire et au même instant de me regarder faire. J’aurais l’optimisme démesuré de pouvoir trouver le remède à toutes ces divisions, ne sachant pas vraiment où je suis ni comment je suis. Ni si cette flaque répandue au sol est de la peinture renversée. Ou bien une blessure de mon pied.
PB – 2002
JARDINS
Ce texte a été écrit au mois de Mars 2003 à l’occasion de l’exposition “Territoire”, à la Galerie Bayer&Bayer à Prague, et à l’occasion de la présentation des trente quatre pièces désignées sous le nom de “Jardins”. La traduction du texte en tchèque a été réalisée par Vera Caïs :
Cette suite de trente-quatre pièces, a été réalisée durant le printemps 1983, plus précisément entre le 2 Avril et le 5 Mai 1983. Tous les jours, durant trente-quatre jours. Les numéros apposés à côté de la signature rendent compte de l’ordre dans lequel elles ont été réalisées. Ce travail a été présenté pour la première fois dans une galerie, ici, à la galerie Bayer&Bayer, à Prague. Il s’inscrit dans un autre ensemble intitulé « Territoire ». Même si, à l’époque où il a été fait, le mot territoire n’existait pas dans mon vocabulaire. Il s’agissait alors de comprendre pourquoi, alors que j’étais dans une problématique de jardins, d’enclos, de collines, de vergers, de champs, de paysage en général, chaque geste issu d’un automatisme inconscient, me ramenait vers la représentation, la plus souvent secrète, d’un corps de femme. Prenant le parti inverse, je décidai le soir du premier avril, de peindre volontairement le corps d’une femme. Pour essayer de comprendre.
On comprend quelques fois mieux les choses, en retournant sur ses pas.
PB – 2003
PARADOXA
Ce texte a été écrit à l’occasion de l’exposition “Paradoxa”, à la Galerie Mathieu, 48, rue Burdeau à Lyon, du 11 Mai au 13 Juillet 2006, cette exposition regroupait le travail de Hans Rath, Pierre Balas, David Franck, Miloslav Moucha, Wilfried Prager, et Alexandre Hollan.
“C’est avec les pierres de la Loi qu’on a bâti les prisons.
Et avec les briques de la religion, les bordels.”
William Blake peintre et poète, 1757-1827. “Le Mariage du Ciel et de l’Enfer”,
paru en 1790, traduit en 1922 par André Gide.
La doxa est une géographie difficile. On croit marcher en bordure d’un étang. Et l’on a les pieds dans l’eau sans même s’en apercevoir. Sans même avoir compris le moment où l’on est passé du sec au mouillé. Car la doxa est de nature idéologique. Alors, le sens commun la couvre de vertus, certaines et sûres, pour mieux brouiller les cartes. En réalité, elle n’est qu’un point de vue relatif.
“La doxa est un point de vue particulier, le point de vue des dominants,
qui se présente et s’impose comme point de vue universel ;
le point de vue de ceux qui dominent en dominant l’Etat et qui ont
constitué leur point de vue en point de vue universel en faisant l’Etat.”
Pierre Bourdieu, “Raisons pratiques”, Le Seuil.
Et pourtant. Les artistes tentent de transformer leur expérience singulière, en données universelles. Mais cela se fait naturellement et sans violence.
Ce qu’ils font, tout du moins, quand cela en vaut la peine, détruit les anciennes conventions, celles que l’on avait finies par accepter au moment où justement elles étaient entrain de s’user. Ils en proposent d’autres. Ils détruisent ainsi ce qui est conforme à l’opinion commune. Ils sont donc par essence contre la loi, sous peine de mourir, quand ils n’y sont pas. Ou encore, sous peine de n’avoir jamais existé, s’ils ne l’ont jamais été.
L’Art est la source de toute connaissance, il éclaire. La Loi par contre est son exact contraire, et elle obscurcit. L’époque est difficile. Et comme sur les bords de l’étang, on ne sait pas sur quoi l’on marche. Et puis, on rencontre des individus masqués. On a du mal à savoir où ils vont, qui ils sont et pour qui ils roulent. Car la doxa permet exactement cela. L’Art produit de l’émancipation ou même souvent seulement un désir d’émancipation. Et c’est déjà bien ainsi. Mais les seuls signes qui valent la peine d’être fait ou regardés ne sont pas des formes closes comme les prisons ou les maisons qu’évoque William Blake, mais des ouvertures au rêve.
PB – 2006
PUBIS DANS LA FORÊT
Ce texte a été écrit durant le mois d’Août 2009. Il a été publié en tête du catalogue édité à l’occasion de l’exposition à la Galerie Schoeneck à Riehen (Suisse) du mois de Septembre au mois de Décembre 2009 (Copyright Edition Fovea). Il devenait nécessaire depuis de nombreuses années déjà de prendre parti pour la peinture, non seulement comme médium, mais aussi comme méthode de vie. Tellement celle-ci était dénigrée, insultée, et assassinée dans de nombreux écrits et de nombreuses conversations.
La Voix du Diable
Toutes les bibles, ou codes sacrés, ont été cause des erreurs suivantes :
Que l’homme a deux réels principes existants, à savoir : un corps et une âme.
Que l’énergie, appelée le mal, ne provient que du corps, et que la raison
appelée bien ne procède que de l’âme.
Que Dieu torturera l’homme durant l’Eternité pour avoir suivi ses énergies.
Mais contraires à celles-ci, les choses suivantes sont vraies : L’homme n’a pas
un corps distinct de son âme, car ce qu’on appelle corps est une partie de l’âme
perçue par les cinq sens, principales entrées de l’âme dans cette période de vie.
L’énergie est la seule vie ; elle procède du corps, et la Raison est la borne
de l’encerclement de l’Energie. Energie est Eternel délice.”
William Blake, peintre et poète 1757-1827. “Le Mariage du Ciel et de l’Enfer”,
paru en 1790, traduit en 1922 par André Gide).
C’est une forêt très verte, plutôt dense, dans laquelle je marche avec beaucoup de difficultés à cause des épines et des plantes qui brûlent la peau. Elle devient phosphorescente quand la lumière s’en va, vers le soir. Je m’y rends souvent afin de prendre le large et m’éloigner ainsi de mon atelier.
Elle est en ce moment et depuis quelques mois déjà le territoire le plus important que j’explore. Elle concentre tout ce qui est au coeur de mes préoccupations. J’y ramasse de nombreux indices. J’y fais des découvertes qui me surprennent et que je mets longtemps à considérer sérieusement, tellement elles me font peur. J’y trouve aussi des réponses à des questions que je ne m’étais pas encore posées. Et c’est dans cette forêt verte, un peu phosphorescente quand vient le soir, que mes pensées s’enfoncent dans des interrogations. Des interrogations difficiles. Il s’agit en particulier de cette séparation du corps et de l’esprit. C’est ce que j’appréhende le plus. Comment dire à quel point je supporte mal cette séparation. Comment dire à quel point ma vie est difficile au milieu de ce morcellement. Et pire encore. À l’intérieur, dans ce moi-même coupé en deux, entre corps et esprit, d’autres morcellements apparaissent : Ce sont des yeux qui voient mais qui ne peuvent rien faire d’autre que voir. Des oreilles qui entendent, mais qui sont aveugles. Et puis des mains qui touchent mais n’entendent pas. Et le nez qui renifle mais ne touche pas. La bouche, la bouche qui goûte et qui lèche avec la langue et par laquelle on a l’impression trompeuse que s’échapperait la parole, mais qui ne voit rien, n’entend rien.
Entre cette forêt verte un peu phosphorescente quand vient le soir, et mon atelier, un travail quotidien, une sorte de va et vient d’où je sors pour respirer : Un travail dans lequel j’engage toute mon énergie pour briser les frontières entre ma chair et mes pensées, sous peine de me disloquer complètement. Comment fabriquer cet organe unique qui permettrait à la fois devoir, d’entendre, de sentir, de toucher, de lécher, de goûter, de marcher, de rêver, de respirer, et aussi de faire et de penser. Tout cela en même temps, au même instant. Exactement au même instant. Je n’ai aucune recette certaine, je suis seulement dans des tentatives. Je ne dispose que de mon travail de peintre pour y arriver. Mais si, dans la peinture la chance me sourit, cette séparation entre le corps et l’esprit, tellement insupportable, commence à disparaître. Je sais aussi que c’est seulement dans ce travail de la peinture que cela peut survenir, tellement cette procédure est particulière. Mais comment expliquer aux autres en quoi elle est si particulière. Que met-elle en jeu de si exceptionnel ? Quel champ couvre-t-elle ? Cette peinture. Elle me glisse entre les doigts. Je l’étale comme du beurre. Elle coule de mon corps comme le sang. Elle éclabousse comme l’urine. Elle s’écrase comme de la merde. Et ce quelque chose qui glisse entre mes doigts et s’échappe ainsi de ma pensée et sous lequel mes pieds se dérobent quand je marche dedans. Qui parfois me fait glisser et tomber. Nombreux sont ceux qui pensent que c’est sale parce que ça tache, ou qui ironisent avec un certain dégoût sur les excréments. Mais elle est pour moi comme une crème de vigueur dans la paume de ma main ou au bout de mes doigts, un élixir de vie pour mes jambes ou pour mon ventre, un remède guérisseur pour mes yeux. Elle est de la transpiration, des larmes, du sperme. Elle est du miel. Elle est vraiment tout ce que le corps exprime physiquement. Toutes les glandes du corps, thyroïde, pancréas, foie et vésicule biliaire. Et toutes ces glandes dont je ne connais même pas le nom. Qui pourrait penser que ces sécrétions sont en jeu pour produire du sens. Tout ce que le corps exulte pour, au même instant et en même temps produire ce sens.
Et pourtant, je crois bien que c’est comme cela. Ce trouble inexplicable, inimaginable dont je ne garde même pas le souvenir quand il n’est plus là, est certainement lié à la dimension physique d’une oeuvre de l’esprit. La dimension physique de la peinture comme oeuvre de l’esprit, que je ne puis comparer à nulle autre. C’est seulement après que me vient la parole soit pour commenter les traces de ce qui vient de se passer, peut-être pour dire simplement que je reviens de loin, ou encore fixer l’expérience. La peinture serait donc un instrument permettant d’unifier : L’esprit, les sens et toute la chair. Elle serait d’abord une matière que j’utilise. Mais aussi une manière de faire, une procédure, une source d’enseignement. Une pratique particulière de la vie aussi. Même si ce semblant de réussite, cette ombre de bonheur ne dure pas, ces moments après lesquelles on court toute sa vie. Enfin, elle pourrait produire ce trouble inexplicable, inimaginable qui ressemble tellement au désir de l’amour, au plaisir de l’amour avec lequel je vois de nombreuses ressemblances. Celui-ci trouble en même temps le corps et l’âme et il est comme un jeu avec la mort. Je crois bien d’ailleurs que si la peinture n’était pas ce jeu avec la mort, elle ne serait là que pour remplir de la surface. C’est seulement là que je trouverais ce passage délicat et étroit où tout ce qui est improbable deviendrait possible. Les pures folies auxquelles je n’ose même pas penser deviendraient des énergies matérielles. Une course sans fin vers la liberté. Les autres moyens d’expressions, l’écriture que je pratique un peu et assez régulièrement. Tous ces autres moyens, je les aime mais ils ne me font pas trembler. Seule la peinture me fait trembler. La mienne, parfois et celle des autres, aussi. Et à ceux qui douteraient de mon objectivité et me diraient que je dis cela parce que je consacre ma vie à la peinture, je ne sais vraiment pas ce que je pourrais répondre. Sans doute rien.
PB – 2009
L’AVENTURE
Ce texte a été écrit en Septembre 2012. Il a été publié dans le catalogue-journal (CGLB Open Art Revue), à l’occasion des cinq expositions à caractère rétrospectif produites en l’honneur d’Eugène Van Lamsweerde. Celles-ci retraçaient cinquante ans de travail de l’artiste. Elles ont été produites à Troyes (Aube), du 25 Octobre 2012, au 22 Mars 2013 à l’Ecole Municipale des Beaux-Arts, au Centre d’Art Contemporain Passage, à la Maison du Boulanger-Centre Culturel, à l’Ecole Supérieure de Design et à la Médiathèque du Grand Troyes.
L’aventure,
elle commença une fin de semaine, au début de l’été 2003. Je m’étais rendu à l’Echelle, près de Charleville-Mézières et c’était la première fois où j’approchais Eugène dans son travail. Dans une petite chambre, au premier étage de cet ancien relais de poste, je vis ces objets, fabriqués à partir de fils en maillechort, un alliage de cuivre, de nickel et de zinc. C’étaient des objets assez petits, d’une longueur de quarante centimètres pour la plupart, faits de fils très fins. Ils étaient accrochés au mur et dégageaient une extrême tension. Ils pouvaient se détendre à tout instant et nous péter au nez. Mais non, ça n’arrivait pas. Tout était retenu. La conjugaison de cette tension et de cette retenue produisait une énergie folle. Et l’ombre grise des fils qui marquaient les murs blancs. Quand je fermais les yeux, j’avais la certitude qu’ils s’étaient déplacés jusqu’au plafond, dans ce pli qui marque la verticale du mur et l’horizontale du plafond. J’ouvrais les yeux pour vérifier. Ils n’avaient manifestement pas bougé. Mais quand je refermais les yeux, alors que je venais de procéder à cette première vérification, je les retrouvais à nouveau tout en haut, dans cette image intérieure qui était projetée sur mes paupières fermées. Je quitte cette chambre, tremblotant un peu et nous décidons Eugène et moi de nous revoir. Avec précaution.
Les artistes au fond sont assez prudents, peut-être même un peu méfiants. Nous allons donc sans nous le dire vraiment, laisser un peu de temps passer. Pour échanger réciproquement sur ce que nous faisons, il y faut de la précision, du tact mais aussi de l’audace. Il y faut également de la prudence et un grand souci de vérité. Il n’y faut surtout pas de mondanité courtisane, ni de fourberie : Nous devons ne pas perdre de vue que si nous sommes assez prudents, nous risquons fort aussi d’être assez crédules.
Le temps passe,
et c’est en février 2006 que nous nous rencontrons à nouveau. Cette fois-ci c’est dans l’atelier d’Eugène à Sellières, près de Romilly-sur-Seine. Il fait très froid et très sec ce jour-là. Dehors mais aussi dedans, dans l’atelier. La lumière est particulièrement blanche. Du cristal. Les images, celles qui nous collent aux yeux sont très nettes, nettes comme rarement, car, il n’y a dans l’air aucune molécule d’eau. Nous sommes allés au premier étage. Eugène m’a ouvert la porte. Il y avait là une série de petites pièces en travail. Elles étaient posées sur des surfaces planes, toutes recouvertes d’un petit quelque chose, un morceau de drap blanc. Je le vois comme un drap d’hôpital aux services des urgences. Eugène passe de l’une à l’autre. C’est lui qui soulève les draps et les recouvre tout doucement. Ce sont des petits bouts de métal que je ne vois plus avec précision, au moment où j’écris ces lignes. Je me souviens seulement à quel point ce métal est coupant, perçant, et blanc. Glaçant. À côté ou plus exactement, mélangés, transpercés par ce métal, des images photographiques de corps humains : Pas des corps tout entier, mais seulement des morceaux. De la chair humaine. Le papier des photographies contre le métal, le fragile contre le solide, le mat contre le brillant, le plutôt noir contre le plutôt blanc, le tendre contre le dur, le plutôt arrondi contre l’anguleux. Il se dégage ainsi naturellement dans ces petites pièces de quelques centimètres, à l’échelle d’une main d’homme, une énergie faite de ces différences, une énergie dévastatrice. Cette énergie est aussi une vraie grâce qui vient jusqu’à moi, ici, dans cet atelier, à travers les molécules d’air glacé. Nous ne parlons pas. Ni Eugène, ni moi. Il faut faire attention à ce qu’on dit. On a vite fait de dire des bêtises et l’autre les entend. Ce n’est pas de dire des bêtises qui est préoccupant, c’est que l’autre les entende et puisse être influencé par ces bêtises-là. Je crois que les artistes, s’ils sont assez prudents, sont en même temps comme des éponges et peuvent glisser vers la crédulité. Il faut donc redoubler d’attention. Sur le chemin du retour, en rentrant, et le soir aussi et encore, j’y pense. Je pense aussi à des petites figurines, aux poupées de cire ou de son, recouvertes de tissus et percées par les épingles de sorciers magiciens. Depuis, nous nous visitons souvent et nous nous parlons assez. Eugène, je le sais bien maintenant, est dans la prise de risque constante. Il fait de l’équilibre sur l’un de ses fils très fins en maillechort. Soit ça passe, comme on dit, soit ça casse. Il prend le risque que ça casse et il est dans l’aventure. Et ça casse souvent, c’est la vie ! Il a donc pris ce risque de me proposer de nous rencontrer régulièrement dans nos ateliers et de nous dire au plus près ce que nous pensons être la vérité. C’est un risque considérable, pas seulement, si ça rate. Une perte de temps. Mais surtout le danger de se diriger vers un genre d’impasse.
“Je vous dois la vérité en peinture, et je vous la dirai”,
je repense en écrivant ces lignes à cette phrase de Paul Cézanne dans une lettre à Emile Bernard en octobre 1905 : ” Je vous dois la vérité en peinture, et je vous la dirai”. Cette phrase est célèbre et a maintes fois été commentée depuis. Elle a pour moi, malgré tous ces commentaires un âpre parfum d’énigme et c’est ce qui en fait son charme. Je me la cite souvent, en sachant bien sûr qu’il n’y a pas d’art en dehors de cette quête de vérité. Cézanne veut aller au bout des choses et en disant “je vous la dirai”, il dit son entêtement. En pensant au travail qu’Eugène et moi faisons l’un sur l’autre, je me dis que ce travail de soutier est plus facile à deux. Bien sûr, nous sommes chacun seul, très seul. Mais depuis toujours, nous le savons et en avons pris l’habitude. La seule qualité, je dis bien la seule, que nous ayons l’un par rapport à l’autre, c’est la distance, cette distance qui nous manque tellement sur le moment. Et nous nous le disons souvent, car nous n’avons pas beaucoup de recul sur le travail de la journée, tellement nous avons la tête dans le guidon, et le regard de l’autre permet de faire la lessive, et de trouver rapidement ce recul si difficile à fabriquer tout seul, sur le champ. Nos ateliers sont espacés d’une trentaine de kilomètres. C’est assez et pas trop. C’est juste comme il faut. Et nous pouvons ainsi développer cet échange qui permet quelques fois, mais pas toujours, vraiment pas toujours, de devenir riches. Reste à chacun cette dernière liberté de prendre ou de laisser ce qui a été dit. Eugène parle souvent du chaos d’où il vient, pas d’où il part, dans son travail, mais d’où il vient, lui. Et je pense seulement aujourd’hui, en écrivant ces lignes, alors que je ne lui en ai encore jamais parlé, à ce que dit Simon Leys à propos d’Henri Michaux :
“Les artistes qui se contentent de développer leurs dons,
n’arrivent finalement pas à grand-chose. Ceux qui laissent vraiment une trace sont ceux qui ont la force et le courage d’explorer et d’exploiter leurs carences.” Il faut, c’est certain, exploiter ses carences, considérer ses fragilités comme des richesses, s’appuyer sur ses handicaps. La recherche de la vérité, celle dont Cézanne parlait dans sa lettre est incompatible avec le désir de plaire, incompatible avec l’expression majoritaire et par voie de conséquence avec la doxa. Car ce que font les artistes, tout du moins quand cela en vaut la peine, détruit les anciennes conventions, celles qui plaisent et que tout le monde accepte, alors qu’elles sont sur le point de s’user complètement. Ils proposent autre chose. Ils détruisent ainsi ce qui est conforme à l’opinion commune. Ils sont donc par essence contre la loi, sous peine de mourir quand ils n’y sont pas. Ou encore, sous peine de n’avoir jamais existé, s’ils ne l’ont jamais été. Toutes ces difficultés, toutes ces contradictions, nous ne les cachons pas. Elles sont là pour nous préserver de la doxa. Toutes ces fragilités, toutes ces idées impraticables, tout ce qui véritablement ne peut aller ensemble, nous ne les cachons pas. Elles produisent cette énergie dont nous ne cessons Eugène et moi de parler, et dont nous avons tellement besoin. Les difficultés de cette aventure produisent de nouvelles éclaircis qui engendrent à leur tour de nouvelles obscurités, telle une histoire à rebondissement. C’était à la fin de l’année 2010. Au moment où le jour décline : Entre chiens et loups. L’obscurité était menaçante. Eugène venait d’arriver dans mon atelier pour donner à voir quelques pièces faites d’encre noire, très pulsionnelles, sur du papier et sur lequel sont cousus par endroits, avec des points de suture, des morceaux de films, supports d’images photographiques. Il fait nuit et nous regardons ce travail à la lumière d’une lampe. Nous avons des allures de faux-monnayeurs. Eugène, je le comprends bien à ce moment-là, vient de reprendre les cartes et de rebattre le jeu. Ce qu’il me montre est un travail qui bouscule les précédents. Un travail nouveau dont les images me troublent. Eugène dit en effet qu’il ne sert à rien de faire deux fois la même chose. Ces répétitions sont inutiles et mêmes nuisibles. Pourquoi débroussailler ce qui l’a déjà été. Pourquoi refaire toujours les mêmes trucs ?
Tout cela n’est pas très simple à vivre,
ni très facile à expliquer. Eugène en effet a multiplié les pistes, les procédures, les matériaux, les gestes, les outils physiques et mentaux. Il a lancé des passerelles dans tous les coins avec le risque de se perdre. Et il se perd souvent. En Juillet 2009, Eugène agit visiblement sur deux fronts : À Romilly, rue de la Paix, des toiles tendues sur châssis, entreprises depuis des années, et travaillées par périodes, avec de la couleur et des pinceaux. Petites, moyennes en encore plus grandes, elles sont toutes carrées. Elles avancent lentement. À Sellières, au premier étage, et au même moment, des petites pièces accrochées au mur, pour lesquelles il me faudrait des pages et des heures afin de les décrire avec précision. Ces petites pièces du premier étage, près de la porte d’entrée, sont très belles. Vraiment. Et elles sont allé très vite. Elles sont belles, parce qu’elles apportent quelques réponses à des questions dont on pensait qu’elles se posaient ailleurs mais dont on perçoit la réponse ici, maintenant : Ainsi le mode de la photographie mêlée au projet pictural. Comment le marier avec la peinture ? Comment l’élément photographique porté par ce matériau ingrat qu’est le papier de la photographie, pourrait-il épouser efficacement la matière picturale, les pigments, la crème de la peinture, ces matériaux d’une si grande noblesse ? Mais dans le travail artistique nous ne sommes pas dans la logique formelle. Les questions arrivent quelques fois après les réponses et le cheminement est énigmatique. Bien des gestes inachevés ou pas encore complets pour ce que l’on croit à tort être le projet sont décisifs pour un autre projet. On peut travailler sans résultats importants dans un certain champ d’activité, poser des questions là, et trouver les réponses dans un autre champ. Ou encore, tenter de résoudre les problèmes quelque part qui sont en fait des débuts de réponses pour des problèmes qui se posaient ailleurs et dont on ne pouvait pas supposer la question. C’est comme s’il était en face d’une série d’escaliers disposés parallèlement, et comme s’il sautait d’une marche de l’un, à une marche de l’autre escalier, en se servant de tous les escaliers en même temps, pour grimper et avancer ainsi. On doit pouvoir trouver actuellement cinq ou six escaliers correspondant à cinq ou six chapitres de son travail. Tous sont utiles. Tout se passe donc comme si les questions cachées, les réponses inconnues, et les modes opératoires incertaines, étaient disposées en vrac, dans le désordre de la pensée. Eugène le sait bien, lui qui gère parfaitement ce chaos.
PB – 2012
MYCOPHAGIE
Ce texte a été écrit comme introduction au livre “Mycophagie. Cuisiner l’amanite phalloïde. Mithridatisation”. Recette originale de François Dominique. Eric Coisel Editeur. Collection “Mémoires” 2017.
C’est dans mon travail de peintre que j’ai découvert ce jeu avec la mort. En effet, si la peinture n’est pas ce jeu avec la mort, elle n’est là que pour remplir de la surface et n’est plus qu’un vain bavardage. Un jeu donc qui s’étale partout ailleurs au plus près de cette vie biologique. La maladie, celle qui est définie “à haut risque” et cette guérison improbable, non prévue qui produit pur bonheur et rajeunissement. Qu’avait fait Gherasim Luca en tentant plusieurs noyades au plus près de cette mort ? Jusqu’au dernier essai ce 9 Février 1994 dont il ne peut plus nous parler. Revenir de loin, acquérir cette nouvelle connaissance, cette nouvelle sagesse et ce bonheur qui nous remplit après avoir pris le risque d’y laisser sa vie. Ces mets, ces plats, cette nourriture si délicieuse procurent ce grand plaisir sur la langue, au fond du palais et plus en aval aussi. Prendre le risque de mourrir en dégustant ces succulentes amanites farcies, si délicieuses, si prometteuses et penser au même moment à une erreur possible commise par Mithridate. Et s’il s’était trompé dans le nombre de graines de Nigelle à absorber avant la dégustation ? Il disait dix, mais qui sait s’il n’en fallait pas onze, douze, treize ?
PB – 2017
CE PEUPLE ANIMAL
Les sachems iroquois réunis en cercle avaient l’habitude de demander avant chaque palabre lequel d’entre eux, dans l’assemblée, allait parler au nom du loup.
La peinture comme territoire.
Il y a là trois territoires qui forment ensemble un univers. Un rêve possible et nécessaire. Cet univers est parallèle à l’autre, celui qui est le plus communément admis. Il est porteur de promesses innombrables et importantes.
Invisible au premier regard, il permet par la suite, en utilisant une méthode particulière, de révéler ce que l’autre univers est incapable d’exprimer. Ces trois territoires nourrissent mon corps : avec du suc et avec du sang.
Je les arpente, je les mesure, je les surveille. Ils me donnent une force insoupçonnable pour travailler et me maintenir en vie.
À quelques centaines de mètres les uns des autres, ils forment un triangle dans lequel ma vie s’écoule entre des Désespoirs espérés et des Espoirs désespérés.
I
Au nord, bordée par un chemin, une peupleraie de deux hectares dans laquelle la lumière pénètre comme dans une cathédrale. Elle est douce et régulière et tourne imperceptiblement sur elle-même du matin jusqu’au soir. La surface de cette peupleraie est définie par la plantation des peupliers qui sont disposés parallèlement, et forment des diagonales parfaites. C’est un espace mathématique d’une grande précision qui me questionne, m’inquiète et me force. Mais qui, surtout, me donne le goût de la rigueur.
II
À portée de pierre de cette peupleraie, un peu plus au sud, de l’autre côté
de la rivière, une forêt très verte dans laquelle je marche avec beaucoup de difficulté à cause des épines et des plantes qui brûlent la peau. Cette forêt très verte
devient phosphorescente quand vient le soir. Personne, vraiment personne ne peut s’imaginer une telle Phosphorescence. Elle éclabousse mes yeux. Elle électrocute ma chair. Elle me fait des cloques sous la peau. Et elle écarte les os de mon crâne pour faire rentrer dans ma cervelle une sorte d’imaginaire fertile qui apporte richesse et énergie.
Cet imaginaire fertile révèle aussi une Folie inguérissable, une Folie inépuisable. Cette Phosphorescence et cette belle Folie compensent ainsi le sérieux et le goût de la rigueur produits par la peupleraie.
Un peuple animal court dans cette peupleraie. Il habite aussi cette forêt très verte. Il est invisible à ceux qui viennent pour la première fois. Il est invisible à ceux qui n’en ont pas encore l’habitude et qui exercent mal leurs yeux. Ce peuple animal voit sans être vu, écoute sans faire de bruit. Il est habile à marcher, habile à se faufiler entre les branches des arbres, entre les épines, les buissons et les herbes hautes. Il est habile en toutes choses.
Comment expliquer à quel point ce peuple animal développe une telle intelligence ? Une telle élégance ? Et cette grâce inexplicable !
Comment trouver les mots pour le dire avec vérité ?
III
Enfin, mon atelier, ce lieu où les problèmes qui brouillent mes yeux et réduisent mes muscles, prennent la forme d’objets solides qui s’étalent et encombrent les étagères. Attendent-ils une réponse ? Une réponse qui tarderait à venir, ou qui ne viendrait jamais ? J’ai le sentiment que les problèmes sans réponse, sous leur forme énigmatique et mystérieuse, sont chargés d’immenses promesses.
Quand ils sont rangés sur les étagères, ces objets solides peuvent patienter. Jusqu’à se plonger dans l’oubli. Mais quand ils glissent des étagères et que je les retrouve sur le plancher, ils peuvent me faire trébucher si je n’y prends garde. Car tout ce qui ne va pas ensemble est là en désordre par terre ou contre les murs.
Mon atelier est donc ce lieu de tout ce qui se heurte et me heurte.
Et trouble mon existence.
Je l’aime, cet atelier, avec toutes les difficultés qui s’y jouent et avec tous les malheurs qui laissent des traces profondes et douloureuses. Car il me procure d’immenses richesses et d’immenses bonheurs qui me surprennent, tant ils sont incertains et fragiles.
J’y pénètre avec curiosité et avec appétit, malgré une peur qui me mange le ventre et le risque de tous les dangers. C’est dans le noir complet que je franchis les escaliers pour accéder à l’atelier. Sans allumer la lumière. Je monte à tâtons en me servant de mes mains sur les marches.
Les escaliers noirs de l’enfermement et de l’ignorance, dans cette obscurité. Et puis j’ouvre la porte et je débouche dans l’atelier. La lumière me gifle le visage et me coupe le souffle. C’est peut-être le monde du savoir et de l’infinie liberté.
N’est pas ici, dans l’atelier, ce peuple animal qui court sous la peupleraie et qui dort dans la forêt très verte. Ici, dans l’atelier, pas de chair animale, pas de chair vivante, seulement ma chair, la mienne.
Et des peintures, appuyées le long des murs.
Ce sont les peintures de ces animaux qui courent sous la peupleraie et qui dorment dans la forêt très verte. Des visages, des portraits. Un travail secret, délicat, et souvent malhabile, tant l’affection que je porte à ce peuple animal, tant les peintures de ces visages et de ces corps me rendent timide et me font boiter.
Ce travail de peinture peut les représenter simplement, naïvement, mais aussi ne pas les représenter du tout. Quelle importance, pour moi qui suis les pieds sur la frontière entre le monde visible et le monde invisible, avec des yeux d’homme incapable de deviner les détails, impuissant à envisager les ensembles avec exactitude et vérité.
À quoi pourrait-il bien servir de pratiquer par moments ce mode de représentation, avec l’exactitude et la vérité dont je viens de parler, si je n’avais pas cette sincérité produite par l’affection et la tendresse que je porte à ce peuple animal ?
Ces images seraient faites aussi pour ne pas les oublier, pour les garder auprès de moi, dans ma mémoire et pour m’en imprégner. Elles seraient faites pour comprendre leurs gestes, leurs attitudes et de quoi ils sont faits, mais surtout, surtout, pour tenter de faire comme ils font eux-mêmes, car ils font si bien.
La Nuit, le Jour.
La Nuit, sans allumer la lumière pour ne pas les déranger, et l’éclat de la Lune qui s’infiltre à travers les verrières de l’atelier. Une lumière lumineuse, éclatante comme seul le cristal peut se comporter avec la Lune. Cette lumière amincit et rend transparentes mes paupières. C’est alors que les images de ces peintures sont méconnaissables. Ce n’est plus moi qui les regarde, ce sont elles qui plongent leurs yeux dans les miens.
La Nuit, le Jour.
Le Jour, à la lumière du Soleil qui est revenue, les images peintes montrent un autre visage et me posent alors la question : comment pourrais-je gagner en animalité sans perdre malgré tout en humanité ?
Il s’agit de trouver cette intensité nécessaire à la dimension physique de la peinture. Je crois que seule l’énergie produite par cette chair animale peut provoquer cette intensité nécessaire. Cette énergie est indispensable à la peinture. Sinon, la peinture n’est qu’un vague remplissage de surface.
Je crois sincèrement que la peinture ne peut pas se fabriquer comme une marchandise. Elle ne se fait pas avec du métier. Elle ne se fait pas avec le métier.
C’est ce que je comprends sans raison apparente dans les gestes et dans la vie quotidienne de ce peuple animal : Ils ne fabriquent en rien une marchandise et ils n’ont pas de métier. Ils n’ont pas le métier.
C’est ce qui les rend si estimables à mes yeux et c’est ce qui m’incite à vouloir être comme eux.
Nous autres, nous avons perdu quelque chose en gagnant en humanité. Comment retrouver ce quelque chose perdu ? Et comment ne rien perdre de cette humanité que nous avons gagnée ? Tout garder, et surtout ne rien perdre, parce que la peinture, celle qui trouble notre existence, c’est la fusion, le mariage intime de cette dimension physique avec cette capacité particulière de la pensée, gagnée au fil des millénaires, des siècles, des années.
Une folle pensée, un désir fou, pour les rêves improbables rendus possibles par l’énergie que ces rêves dégagent, moi qui ne suis ni dans « la peinture qui figure, ni dans celle qui ne figure pas », comme on a souvent l’habitude de parler de la « peinture ».
Moi qui suis ailleurs, qui n’y peux rien, qui cours après d’autres chimères difficiles à décrire, impossibles à expliquer avec les mots qui s’entrechoquent quand il s’agit d’éclairer. Moi qui dois impérieusement trouver la méthode et le chemin qui permettent d’appuyer mes propres gestes sur les gestes de ce peuple animal.
Nous portons sur nos épaules de lourdes difficultés, qui nous empêchent et qui ont été fabriquées par le discours des prêtres. Avec quel entêtement ils nous ont insufflé leur conception du monde à l’opposé de la mienne, adversaire résolue de la leur. Nous avons la tête écrasée, les yeux et les oreilles encrassés par deux mille ans de chrétienté.
Mais nous gardons espoir.
Pierre Balas
Avril 2023-Mars 2024
Ce texte a été écrit entre le mois de Janvier 2023 et le mois de mars 2024. Il a été publié par les éditions Fovea à l’occasion de l’exposition organisée au Musée de Villeneuve sur Yonne (24 mai-14 juillet 2024), qui portait le titre générique CE PEUPLE ANIMAL.
Ce texte reprend certains moments de mon journal. Je l’ai écrit en ouverture de l’exposition “Voyage aux Enfers”, au mois de Septembre et au mois d’Octobre 1987, à l’Institut Français de Naples.
Arrivé par le bateau depuis Palerme, dans cette ville, Naples, où le pathétique m’est projeté avec violence en pleine face. Et où le sentiment du temps qui passe et du peu de temps qui reste à vivre devient obsessionnel. Le plaisir, la jouissance, une frénésie de vie. Et la mort présente à chaque détour du regard.
Depuis quelques mois déjà dans mon travail, une nécessité de figurer davantage, mais à cet instant-là précisément, le désir d’abandonner des formes trop archaïques ou trop spéculatives, pour me tourner vers du plus réel. Abasourdi par les clameurs de la ville, ce matin-là en débarquant, j’éprouve la nécessité soudaine d’unifier, de réconcilier les inconciliables, de marier le géométrique à l’organique, pressé par ce peu de temps qui reste à vivre. Ici. À quelques centaines de mètres du lac Averne, lac volcanique parfaitement rond, où les morts s’en vont dans l’au-delà, transportés par la barque de Charon. Ici encore. Juste à côté du Vésuve, volcan tranquille depuis quarante-trois ans, mais pour combien de temps encore. Des corps couchés apparaissent dans le travail que je commence ici. Des corps couchés, mi-érotiques, mi-funèbres, la suite de mon travail antérieur, mais aussi des corps noirs calcinés, à moitié organiques, à moitié minéraux. Ces corps sont couchés dans la barque, avec les rames pour le voyage aux enfers : Cette barque dont l’architecture est tellement parfaite. Cette barque en forme de sexe de femme, avec ce corps couché dedans.
PB – 1987
SOUS LA PEUPLERAIE
Ce texte a été écrit et publié pour la première fois, sous la forme d’un catalogue, pour l’exposition “Sous la Peupleraie”, produite par la galerie Schoeneck, à Riehen (Suisse), au mois de Septembre et au mois d’Octobre 2000. Il a été repris avec les dernières corrections lors de l’édition de ”Sous la Peupleraie 1997-1999” par Michael Woolworth Publications, au mois d’Octobre 2001. Accompagnant ce texte, cette édition sous emboîtage comporte dix sept estampes, des dessins et des notes d’atelier.
La peupleraie, c’est un lieu dans lequel la lumière pénètre comme dans une cathédrale, lumière douce et régulière, tournant imperceptiblement sur elle même du matin jusqu’au soir. Son espace est défini de la façon la plus rigoureuse qui soit, par la plantation des arbres : Ils sont disposés parallèlement, mais forment aussi des diagonales parfaites. C’est un espace mathématique d’une grande précision, dans lequel peuvent s’user les pieds d’un arpenteur. Ces arbres sont des peupliers “Robusta”. Nulle mieux que cette variété ne pousse d’une façon aussi droite. Ils sont la Verticalité. Celui qui s’y promène a le sentiment étrange que le temps s’écoule là. Les rythmes proches ou lointains des peupliers, agissant comme par séquence en relation avec le temps qui passe. J’ai choisi ce lieu avec résolution, d’une façon volontaire, un peu volontariste même, avec le sentiment de m’y engager pour longtemps, avec quelques risques et la peur des dangers. C’est un lieu où tout peut arriver. Le contraste absolu du calme, de la douceur, du silence, juste le léger bruit du vent dans les feuilles, l’apparence trompeuse du bonheur et du plaisir cachant le drame le plus horrible qui soit.
Mon travail d’artiste tel que je le conçois est une bataille pour l’unité des sens, une bataille pour l’unité de l’être. Il faut donc ramasser ses propres morceaux épars, les morceaux de son corps et de son âme, pour en faire un ensemble riche. Mais trop d’intérêts divergents, trop de pistes, trop de pensées apparemment contradictoires, trop de pulsions s’étaient accumulées depuis quelques années. Que faire de ces désirs aussi divers, avec le risque de trébucher ? Ces richesses n’étaient peut-être qu’apparentes. N’exprimaient–elles pas surtout l’impossibilité de tout marier ? Ou bien fallait-il se résoudre à la pauvreté sous prétexte de clarté et de cohérence ? Je me suis résolu à tout garder, à tout mettre ensemble sans me soucier de rien, attendre avec patience et faire confiance. Attendre et patienter, rechercher pas à pas, traquer les cohérences secrètes, invisibles au premier regard. Celles qui n’apparaissent pas immédiatement. Celles qui sont inconscientes aussi et que le travail peut rendre plus transparentes. Attendre que tout s’organise et que le reste s’efface naturellement, magiquement dans le cours même du travail.
Je l’avais sous la main, à portée de pierre de mon atelier, cette peupleraie de deux hectares. Elle me tendait les bras . Elle serait le lieu où je pourrais déposer ce qui m’embarrassait. Et quand je me suis résolu à y déposer toutes ces choses accumulées, ce fut un grand soulagement. Cette peupleraie est construite comme ceci : On pourrait enfiler les unes sur les autres ces différentes surfaces comme les plateaux d’un immeuble avant la fin de sa construction et dans lequel il n’y aurait pas de murs, mais seulement des poteaux porteurs, c’est à dire des surfaces indépendantes les unes des autres, mais communicant entre elles par les poteaux porteurs, par les fûts des arbres de la peupleraie conçus comme des tuyaux et permettant la relation entre les différentes surfaces.
Depuis ce travail engagé, je me suis conduit comme un chasseur, j’ai ouvert et développé des pistes. Dans certaines j’avance bien. Dans d’autres pas encore très bien. Les matériaux que j’utilise sont divers. Je tente de les associer et qu’ils soient comme des provisions pour tenir la route. Toutes ces pistes oscillent entre ce qui figure et ne figure pas, entre ce qui pourrait porter un nom et n’en porte pas encore, comme dans la vie, comme dans un rêve : Quelque chose de mal discerné parce que trop loin. Quelque chose d’indicible parce qu’incomplet ou trop caché. Mais quand on peut s’en approcher : Des animaux qui courent. Des herbes douces. Des végétaux inquiétants. Des formes humaines à peine visibles tellement elles sont vite passées. Des formes métalliques en forme d’objet planant. Des formes mécaniques parfois très bruyantes. Des fleurs à odeur sucrée, mais formant piège. Des fleurs encore, peut-être guérisseuses, peut-être empoisonneuses. Des loups, des couteaux criminels et des cadavres d’animaux. Rien d’exceptionnel. Mais au travers de tout cela, le désir de construire un univers qui serait comme une image possible de la vie et où le mariage de tous les contraires produirait une folle énergie humaine, dans cette peupleraie, ce lieu du combat, à la limite d’une histoire de lumière et de voracité.
PB – 1997
TERRITOIRE
Ce Texte a été écrit et publié pour le catalogue de l’exposition “Territoire”, à la Galerie Nationale d’Etat de Most (République Tchèque), du mois de Septembre au mois d’Octobre 2002 et en partenariat avec la Galerie Bayer&Bayer à Prague au mois de Mars 2003.
Où suis-je ? Jadis, si je me souviens bien, mes pensées et mes paroles, toutes sans aucune exception, étaient liées, accrochées, agrippées même, à un endroit réel, là où elles avaient été produites ou prononcées. À tel point qu’aujourd’hui, quand l’une de ces pensées me revient, l’image de ce lieu m’est projetée au même instant. Jadis, mais aujourd’hui encore. Comme si je ne pouvais produire une pensée, articuler une parole, faire un geste avec mes mains, sans Rien, en dehors de Rien, devant Rien. Depuis et sans vraiment me le dire, j’ai privilégié certains lieux qui me troublent particulièrement et que j’identifie maintenant avec exactitude. Je les appelle : Territoire.
Ils sont délimités avec précision. Leur singularité est telle que je les considère comme des images possibles de la vie et de la mienne en particulier. Et dans lesquels toutes ces contradictions accumulées, toutes ces idées impraticables, tout ce qui véritablement ne peut aller ensemble produirait une folle énergie. Je les habite depuis toujours. Sans le savoir souvent. Je n’y suis pas enfermé car ils sont nombreux et divers. Je les recherche quand ils me manquent. Ils me servent et me nourrissent. Et sans eux sur lesquels m’appuyer, je serais mort depuis longtemps. Ils ne sont pas des no man’s land, ni des sorties de ville. Pas des friches ni des lieux sans fin. Pas des champs sans haies ni des terres abandonnées. Mais des endroits que je vais essayer de décrire maintenant : Quelques jardins potagers, deux ou trois, dans lesquels j’ai joué quand j’étais enfant. Un autre que j’ai cultivé plus tard. Un jardin planté uniquement de fleurs et bordé par une rivière, avec une barque dans un coin. J’allais y lire. Un verger d’arbres fruitiers très en pente où je suis venu m’asseoir, m’allonger parfois pour regarder le ciel entre les branches. Une colline escarpée de cerisiers que j’escaladais et dans laquelle je m’arrêtais pour regarder derrière moi. À la bordure d’une combe, un triangle d’abricotiers, assez jeunes, couvert d’une herbe très verte et bordé d’aubépines.
Et puis, des lits le plus souvent défaits, avec des oreillers froissés sur lesquels déposer mes pensées. Une assiette garnie d’une belle nourriture, belle à regarder et bonne à manger. Et aussi ces robes d’apparat dont les hauts et les bustiers me rappellent les collines escarpées des cerisiers, collines larges et belles comme des ventres. Des gâteaux contemplés comme des peintures mais surtout ces portions de tarte, cette forme si particulière de pubis et d’éventail. Et sous ces robes, des corps nus qui concentrent tous les lieux dont je viens de parler. Enfin, mon bureau et ma table de travail devant laquelle je m’assieds pour écrire et dessiner. Je les range souvent pour mettre de l’ordre dans mes pensées. Mon atelier que je balaie le matin, pour éviter de trébucher sur des problèmes mal placés, sur des questions mal posées, durant toute la journée. Tous ces tiroirs, toutes ces boîtes qui renferment ce sur quoi et ce avec quoi je suis au travail. Des lieux dans des lieux, des systèmes gigognes : Mon corps, mon cerveau, mes yeux et mes nerfs. Des plans aussi, des plans cadastraux particulièrement, parce qu’à mes yeux, aucune différence n’est perceptible entre le plan et le lieu qu’il est censé décrire.
Je ne crois pas que ma vie d’artiste autour de mon travail puisse s’apparenter à un chemin sur lequel je marcherais. Et plus j’avancerais sur ce chemin, plus ma pensée deviendrait précise en réduisant la focale et en organisant des systèmes. Cette métaphore me met dans l’embarras. Je crois au contraire qu’elle s’apparente davantage à un territoire à explorer. Tel un arpenteur, je parcours ce territoire, dans tous les sens. Je le mesure. Je m’y assieds. J’y trouve des objets égarés. J’envisage différents points de vue tel un poseur de pièges. Physiquement, avec mes pieds et mes jambes, je suis là. Dedans. Et je tente de briser toute démarche trop formelle trop univoque, pour poser des questions équivoques et plus diversifiées. En vérité, ce territoire n’est pas une métaphore, mais une expérience vécue réellement et par laquelle je mettrais toute mon énergie à briser les frontières entre ma chaire et mes pensées. Mes pieds et mes jambes seraient les acteurs de ce travail mental dans ces lieux tant réels que rêvés, tant psychiques que topographiques et où les questions abstraites seraient déposées aux pieds d’objets bien réels. J’ai la folie de penser que tout s’organiserait ainsi et se simplifierait avec avantage. Il y faut du travail. Mais les apparentes contradictions ne produiraient plus des angoisses. Elles dégageraient des richesses.
Dans ce cadre là et dans l’un ou l’autre de ces territoires, je n’aurais plus à me poser le problème de la représentation dans la peinture, car je ne
serais plus l’artiste, un sujet extérieur à l’objet. Un non sens en vérité. Mais je serais dedans, dans l’objet, en train de faire, au même titre que le reste, dans le territoire. Alors, figurer ou ne pas figurer deviendrait une question obsolète car l’un viendrait au secours de l’autre. Et ça ne serait plus
qu’une question de regard proche ou lointain ou d’angle de vue. Les analyses sensibles et les pulsions sauvages ne s’entrechoqueraient plus. Elles s’enlaceraient. Les grands gestes du corps et les tout petits n’engageant qu’une phalange, s’épauleraient l’un l’autre. L’envie de ratisser largement,
de balayer généreusement viendrait compléter le souci d’une petite caresse. Le désir de rigueur donnerait de la force à la jouissance et à la chair.Tout finirait ainsi par trouver une place. Et moi dedans, les pieds dedans jusqu’aux genoux, ne sachant pas où commence ni ou s’arrête mon corps, j’aurais l’outrecuidance de faire et au même instant de me regarder faire. J’aurais l’optimisme démesuré de pouvoir trouver le remède à toutes ces divisions, ne sachant pas vraiment où je suis ni comment je suis. Ni si cette flaque répandue au sol est de la peinture renversée. Ou bien une blessure de mon pied.
PB – 2002
JARDINS
Ce texte a été écrit au mois de Mars 2003 à l’occasion de l’exposition “Territoire”, à la Galerie Bayer&Bayer à Prague, et à l’occasion de la présentation des trente quatre pièces désignées sous le nom de “Jardins”. La traduction du texte en tchèque a été réalisée par Vera Caïs :
Cette suite de trente-quatre pièces, a été réalisée durant le printemps 1983, plus précisément entre le 2 Avril et le 5 Mai 1983. Tous les jours, durant trente-quatre jours. Les numéros apposés à côté de la signature rendent compte de l’ordre dans lequel elles ont été réalisées. Ce travail a été présenté pour la première fois dans une galerie, ici, à la galerie Bayer&Bayer, à Prague. Il s’inscrit dans un autre ensemble intitulé « Territoire ». Même si, à l’époque où il a été fait, le mot territoire n’existait pas dans mon vocabulaire. Il s’agissait alors de comprendre pourquoi, alors que j’étais dans une problématique de jardins, d’enclos, de collines, de vergers, de champs, de paysage en général, chaque geste issu d’un automatisme inconscient, me ramenait vers la représentation, la plus souvent secrète, d’un corps de femme. Prenant le parti inverse, je décidai le soir du premier avril, de peindre volontairement le corps d’une femme. Pour essayer de comprendre.
On comprend quelques fois mieux les choses, en retournant sur ses pas.
PB – 2003
PARADOXA
Ce texte a été écrit à l’occasion de l’exposition “Paradoxa”, à la Galerie Mathieu, 48, rue Burdeau à Lyon, du 11 Mai au 13 Juillet 2006, cette exposition regroupait le travail de Hans Rath, Pierre Balas, David Franck, Miloslav Moucha, Wilfried Prager, et Alexandre Hollan.
“C’est avec les pierres de la Loi qu’on a bâti les prisons.
Et avec les briques de la religion, les bordels.”
William Blake peintre et poète, 1757-1827. “Le Mariage du Ciel et de l’Enfer”,
paru en 1790, traduit en 1922 par André Gide.
La doxa est une géographie difficile. On croit marcher en bordure d’un étang. Et l’on a les pieds dans l’eau sans même s’en apercevoir. Sans même avoir compris le moment où l’on est passé du sec au mouillé. Car la doxa est de nature idéologique. Alors, le sens commun la couvre de vertus, certaines et sûres, pour mieux brouiller les cartes. En réalité, elle n’est qu’un point de vue relatif.
“La doxa est un point de vue particulier, le point de vue des dominants,
qui se présente et s’impose comme point de vue universel ;
le point de vue de ceux qui dominent en dominant l’Etat et qui ont
constitué leur point de vue en point de vue universel en faisant l’Etat.”
Pierre Bourdieu, “Raisons pratiques”, Le Seuil.
Et pourtant. Les artistes tentent de transformer leur expérience singulière, en données universelles. Mais cela se fait naturellement et sans violence.
Ce qu’ils font, tout du moins, quand cela en vaut la peine, détruit les anciennes conventions, celles que l’on avait finies par accepter au moment où justement elles étaient entrain de s’user. Ils en proposent d’autres. Ils détruisent ainsi ce qui est conforme à l’opinion commune. Ils sont donc par essence contre la loi, sous peine de mourir, quand ils n’y sont pas. Ou encore, sous peine de n’avoir jamais existé, s’ils ne l’ont jamais été.
L’Art est la source de toute connaissance, il éclaire. La Loi par contre est son exact contraire, et elle obscurcit. L’époque est difficile. Et comme sur les bords de l’étang, on ne sait pas sur quoi l’on marche. Et puis, on rencontre des individus masqués. On a du mal à savoir où ils vont, qui ils sont et pour qui ils roulent. Car la doxa permet exactement cela. L’Art produit de l’émancipation ou même souvent seulement un désir d’émancipation. Et c’est déjà bien ainsi. Mais les seuls signes qui valent la peine d’être fait ou regardés ne sont pas des formes closes comme les prisons ou les maisons qu’évoque William Blake, mais des ouvertures au rêve.
PB – 2006
PUBIS DANS LA FORÊT
Ce texte a été écrit durant le mois d’Août 2009. Il a été publié en tête du catalogue édité à l’occasion de l’exposition à la Galerie Schoeneck à Riehen (Suisse) du mois de Septembre au mois de Décembre 2009 (Copyright Edition Fovea). Il devenait nécessaire depuis de nombreuses années déjà de prendre parti pour la peinture, non seulement comme médium, mais aussi comme méthode de vie. Tellement celle-ci était dénigrée, insultée, et assassinée dans de nombreux écrits et de nombreuses conversations.
La Voix du Diable
Toutes les bibles, ou codes sacrés, ont été cause des erreurs suivantes :
Que l’homme a deux réels principes existants, à savoir : un corps et une âme.
Que l’énergie, appelée le mal, ne provient que du corps, et que la raison
appelée bien ne procède que de l’âme.
Que Dieu torturera l’homme durant l’Eternité pour avoir suivi ses énergies.
Mais contraires à celles-ci, les choses suivantes sont vraies : L’homme n’a pas
un corps distinct de son âme, car ce qu’on appelle corps est une partie de l’âme
perçue par les cinq sens, principales entrées de l’âme dans cette période de vie.
L’énergie est la seule vie ; elle procède du corps, et la Raison est la borne
de l’encerclement de l’Energie. Energie est Eternel délice.”
William Blake, peintre et poète 1757-1827. “Le Mariage du Ciel et de l’Enfer”,
paru en 1790, traduit en 1922 par André Gide).
C’est une forêt très verte, plutôt dense, dans laquelle je marche avec beaucoup de difficultés à cause des épines et des plantes qui brûlent la peau. Elle devient phosphorescente quand la lumière s’en va, vers le soir. Je m’y rends souvent afin de prendre le large et m’éloigner ainsi de mon atelier.
Elle est en ce moment et depuis quelques mois déjà le territoire le plus important que j’explore. Elle concentre tout ce qui est au coeur de mes préoccupations. J’y ramasse de nombreux indices. J’y fais des découvertes qui me surprennent et que je mets longtemps à considérer sérieusement, tellement elles me font peur. J’y trouve aussi des réponses à des questions que je ne m’étais pas encore posées. Et c’est dans cette forêt verte, un peu phosphorescente quand vient le soir, que mes pensées s’enfoncent dans des interrogations. Des interrogations difficiles. Il s’agit en particulier de cette séparation du corps et de l’esprit. C’est ce que j’appréhende le plus. Comment dire à quel point je supporte mal cette séparation. Comment dire à quel point ma vie est difficile au milieu de ce morcellement. Et pire encore. À l’intérieur, dans ce moi-même coupé en deux, entre corps et esprit, d’autres morcellements apparaissent : Ce sont des yeux qui voient mais qui ne peuvent rien faire d’autre que voir. Des oreilles qui entendent, mais qui sont aveugles. Et puis des mains qui touchent mais n’entendent pas. Et le nez qui renifle mais ne touche pas. La bouche, la bouche qui goûte et qui lèche avec la langue et par laquelle on a l’impression trompeuse que s’échapperait la parole, mais qui ne voit rien, n’entend rien.
Entre cette forêt verte un peu phosphorescente quand vient le soir, et mon atelier, un travail quotidien, une sorte de va et vient d’où je sors pour respirer : Un travail dans lequel j’engage toute mon énergie pour briser les frontières entre ma chair et mes pensées, sous peine de me disloquer complètement. Comment fabriquer cet organe unique qui permettrait à la fois devoir, d’entendre, de sentir, de toucher, de lécher, de goûter, de marcher, de rêver, de respirer, et aussi de faire et de penser. Tout cela en même temps, au même instant. Exactement au même instant. Je n’ai aucune recette certaine, je suis seulement dans des tentatives. Je ne dispose que de mon travail de peintre pour y arriver. Mais si, dans la peinture la chance me sourit, cette séparation entre le corps et l’esprit, tellement insupportable, commence à disparaître. Je sais aussi que c’est seulement dans ce travail de la peinture que cela peut survenir, tellement cette procédure est particulière. Mais comment expliquer aux autres en quoi elle est si particulière. Que met-elle en jeu de si exceptionnel ? Quel champ couvre-t-elle ? Cette peinture. Elle me glisse entre les doigts. Je l’étale comme du beurre. Elle coule de mon corps comme le sang. Elle éclabousse comme l’urine. Elle s’écrase comme de la merde. Et ce quelque chose qui glisse entre mes doigts et s’échappe ainsi de ma pensée et sous lequel mes pieds se dérobent quand je marche dedans. Qui parfois me fait glisser et tomber. Nombreux sont ceux qui pensent que c’est sale parce que ça tache, ou qui ironisent avec un certain dégoût sur les excréments. Mais elle est pour moi comme une crème de vigueur dans la paume de ma main ou au bout de mes doigts, un élixir de vie pour mes jambes ou pour mon ventre, un remède guérisseur pour mes yeux. Elle est de la transpiration, des larmes, du sperme. Elle est du miel. Elle est vraiment tout ce que le corps exprime physiquement. Toutes les glandes du corps, thyroïde, pancréas, foie et vésicule biliaire. Et toutes ces glandes dont je ne connais même pas le nom. Qui pourrait penser que ces sécrétions sont en jeu pour produire du sens. Tout ce que le corps exulte pour, au même instant et en même temps produire ce sens.
Et pourtant, je crois bien que c’est comme cela. Ce trouble inexplicable, inimaginable dont je ne garde même pas le souvenir quand il n’est plus là, est certainement lié à la dimension physique d’une oeuvre de l’esprit. La dimension physique de la peinture comme oeuvre de l’esprit, que je ne puis comparer à nulle autre. C’est seulement après que me vient la parole soit pour commenter les traces de ce qui vient de se passer, peut-être pour dire simplement que je reviens de loin, ou encore fixer l’expérience. La peinture serait donc un instrument permettant d’unifier : L’esprit, les sens et toute la chair. Elle serait d’abord une matière que j’utilise. Mais aussi une manière de faire, une procédure, une source d’enseignement. Une pratique particulière de la vie aussi. Même si ce semblant de réussite, cette ombre de bonheur ne dure pas, ces moments après lesquelles on court toute sa vie. Enfin, elle pourrait produire ce trouble inexplicable, inimaginable qui ressemble tellement au désir de l’amour, au plaisir de l’amour avec lequel je vois de nombreuses ressemblances. Celui-ci trouble en même temps le corps et l’âme et il est comme un jeu avec la mort. Je crois bien d’ailleurs que si la peinture n’était pas ce jeu avec la mort, elle ne serait là que pour remplir de la surface. C’est seulement là que je trouverais ce passage délicat et étroit où tout ce qui est improbable deviendrait possible. Les pures folies auxquelles je n’ose même pas penser deviendraient des énergies matérielles. Une course sans fin vers la liberté. Les autres moyens d’expressions, l’écriture que je pratique un peu et assez régulièrement. Tous ces autres moyens, je les aime mais ils ne me font pas trembler. Seule la peinture me fait trembler. La mienne, parfois et celle des autres, aussi. Et à ceux qui douteraient de mon objectivité et me diraient que je dis cela parce que je consacre ma vie à la peinture, je ne sais vraiment pas ce que je pourrais répondre. Sans doute rien.
PB – 2009
L’AVENTURE
Ce texte a été écrit en Septembre 2012. Il a été publié dans le catalogue-journal (CGLB Open Art Revue), à l’occasion des cinq expositions à caractère rétrospectif produites en l’honneur d’Eugène Van Lamsweerde. Celles-ci retraçaient cinquante ans de travail de l’artiste. Elles ont été produites à Troyes (Aube), du 25 Octobre 2012, au 22 Mars 2013 à l’Ecole Municipale des Beaux-Arts, au Centre d’Art Contemporain Passage, à la Maison du Boulanger-Centre Culturel, à l’Ecole Supérieure de Design et à la Médiathèque du Grand Troyes.
L’aventure,
elle commença une fin de semaine, au début de l’été 2003. Je m’étais rendu à l’Echelle, près de Charleville-Mézières et c’était la première fois où j’approchais Eugène dans son travail. Dans une petite chambre, au premier étage de cet ancien relais de poste, je vis ces objets, fabriqués à partir de fils en maillechort, un alliage de cuivre, de nickel et de zinc. C’étaient des objets assez petits, d’une longueur de quarante centimètres pour la plupart, faits de fils très fins. Ils étaient accrochés au mur et dégageaient une extrême tension. Ils pouvaient se détendre à tout instant et nous péter au nez. Mais non, ça n’arrivait pas. Tout était retenu. La conjugaison de cette tension et de cette retenue produisait une énergie folle. Et l’ombre grise des fils qui marquaient les murs blancs. Quand je fermais les yeux, j’avais la certitude qu’ils s’étaient déplacés jusqu’au plafond, dans ce pli qui marque la verticale du mur et l’horizontale du plafond. J’ouvrais les yeux pour vérifier. Ils n’avaient manifestement pas bougé. Mais quand je refermais les yeux, alors que je venais de procéder à cette première vérification, je les retrouvais à nouveau tout en haut, dans cette image intérieure qui était projetée sur mes paupières fermées. Je quitte cette chambre, tremblotant un peu et nous décidons Eugène et moi de nous revoir. Avec précaution.
Les artistes au fond sont assez prudents, peut-être même un peu méfiants. Nous allons donc sans nous le dire vraiment, laisser un peu de temps passer. Pour échanger réciproquement sur ce que nous faisons, il y faut de la précision, du tact mais aussi de l’audace. Il y faut également de la prudence et un grand souci de vérité. Il n’y faut surtout pas de mondanité courtisane, ni de fourberie : Nous devons ne pas perdre de vue que si nous sommes assez prudents, nous risquons fort aussi d’être assez crédules.
Le temps passe,
et c’est en février 2006 que nous nous rencontrons à nouveau. Cette fois-ci c’est dans l’atelier d’Eugène à Sellières, près de Romilly-sur-Seine. Il fait très froid et très sec ce jour-là. Dehors mais aussi dedans, dans l’atelier. La lumière est particulièrement blanche. Du cristal. Les images, celles qui nous collent aux yeux sont très nettes, nettes comme rarement, car, il n’y a dans l’air aucune molécule d’eau. Nous sommes allés au premier étage. Eugène m’a ouvert la porte. Il y avait là une série de petites pièces en travail. Elles étaient posées sur des surfaces planes, toutes recouvertes d’un petit quelque chose, un morceau de drap blanc. Je le vois comme un drap d’hôpital aux services des urgences. Eugène passe de l’une à l’autre. C’est lui qui soulève les draps et les recouvre tout doucement. Ce sont des petits bouts de métal que je ne vois plus avec précision, au moment où j’écris ces lignes. Je me souviens seulement à quel point ce métal est coupant, perçant, et blanc. Glaçant. À côté ou plus exactement, mélangés, transpercés par ce métal, des images photographiques de corps humains : Pas des corps tout entier, mais seulement des morceaux. De la chair humaine. Le papier des photographies contre le métal, le fragile contre le solide, le mat contre le brillant, le plutôt noir contre le plutôt blanc, le tendre contre le dur, le plutôt arrondi contre l’anguleux. Il se dégage ainsi naturellement dans ces petites pièces de quelques centimètres, à l’échelle d’une main d’homme, une énergie faite de ces différences, une énergie dévastatrice. Cette énergie est aussi une vraie grâce qui vient jusqu’à moi, ici, dans cet atelier, à travers les molécules d’air glacé. Nous ne parlons pas. Ni Eugène, ni moi. Il faut faire attention à ce qu’on dit. On a vite fait de dire des bêtises et l’autre les entend. Ce n’est pas de dire des bêtises qui est préoccupant, c’est que l’autre les entende et puisse être influencé par ces bêtises-là. Je crois que les artistes, s’ils sont assez prudents, sont en même temps comme des éponges et peuvent glisser vers la crédulité. Il faut donc redoubler d’attention. Sur le chemin du retour, en rentrant, et le soir aussi et encore, j’y pense. Je pense aussi à des petites figurines, aux poupées de cire ou de son, recouvertes de tissus et percées par les épingles de sorciers magiciens. Depuis, nous nous visitons souvent et nous nous parlons assez. Eugène, je le sais bien maintenant, est dans la prise de risque constante. Il fait de l’équilibre sur l’un de ses fils très fins en maillechort. Soit ça passe, comme on dit, soit ça casse. Il prend le risque que ça casse et il est dans l’aventure. Et ça casse souvent, c’est la vie ! Il a donc pris ce risque de me proposer de nous rencontrer régulièrement dans nos ateliers et de nous dire au plus près ce que nous pensons être la vérité. C’est un risque considérable, pas seulement, si ça rate. Une perte de temps. Mais surtout le danger de se diriger vers un genre d’impasse.
“Je vous dois la vérité en peinture, et je vous la dirai”,
je repense en écrivant ces lignes à cette phrase de Paul Cézanne dans une lettre à Emile Bernard en octobre 1905 : ” Je vous dois la vérité en peinture, et je vous la dirai”. Cette phrase est célèbre et a maintes fois été commentée depuis. Elle a pour moi, malgré tous ces commentaires un âpre parfum d’énigme et c’est ce qui en fait son charme. Je me la cite souvent, en sachant bien sûr qu’il n’y a pas d’art en dehors de cette quête de vérité. Cézanne veut aller au bout des choses et en disant “je vous la dirai”, il dit son entêtement. En pensant au travail qu’Eugène et moi faisons l’un sur l’autre, je me dis que ce travail de soutier est plus facile à deux. Bien sûr, nous sommes chacun seul, très seul. Mais depuis toujours, nous le savons et en avons pris l’habitude. La seule qualité, je dis bien la seule, que nous ayons l’un par rapport à l’autre, c’est la distance, cette distance qui nous manque tellement sur le moment. Et nous nous le disons souvent, car nous n’avons pas beaucoup de recul sur le travail de la journée, tellement nous avons la tête dans le guidon, et le regard de l’autre permet de faire la lessive, et de trouver rapidement ce recul si difficile à fabriquer tout seul, sur le champ. Nos ateliers sont espacés d’une trentaine de kilomètres. C’est assez et pas trop. C’est juste comme il faut. Et nous pouvons ainsi développer cet échange qui permet quelques fois, mais pas toujours, vraiment pas toujours, de devenir riches. Reste à chacun cette dernière liberté de prendre ou de laisser ce qui a été dit. Eugène parle souvent du chaos d’où il vient, pas d’où il part, dans son travail, mais d’où il vient, lui. Et je pense seulement aujourd’hui, en écrivant ces lignes, alors que je ne lui en ai encore jamais parlé, à ce que dit Simon Leys à propos d’Henri Michaux :
“Les artistes qui se contentent de développer leurs dons,
n’arrivent finalement pas à grand-chose. Ceux qui laissent vraiment une trace sont ceux qui ont la force et le courage d’explorer et d’exploiter leurs carences.” Il faut, c’est certain, exploiter ses carences, considérer ses fragilités comme des richesses, s’appuyer sur ses handicaps. La recherche de la vérité, celle dont Cézanne parlait dans sa lettre est incompatible avec le désir de plaire, incompatible avec l’expression majoritaire et par voie de conséquence avec la doxa. Car ce que font les artistes, tout du moins quand cela en vaut la peine, détruit les anciennes conventions, celles qui plaisent et que tout le monde accepte, alors qu’elles sont sur le point de s’user complètement. Ils proposent autre chose. Ils détruisent ainsi ce qui est conforme à l’opinion commune. Ils sont donc par essence contre la loi, sous peine de mourir quand ils n’y sont pas. Ou encore, sous peine de n’avoir jamais existé, s’ils ne l’ont jamais été. Toutes ces difficultés, toutes ces contradictions, nous ne les cachons pas. Elles sont là pour nous préserver de la doxa. Toutes ces fragilités, toutes ces idées impraticables, tout ce qui véritablement ne peut aller ensemble, nous ne les cachons pas. Elles produisent cette énergie dont nous ne cessons Eugène et moi de parler, et dont nous avons tellement besoin. Les difficultés de cette aventure produisent de nouvelles éclaircis qui engendrent à leur tour de nouvelles obscurités, telle une histoire à rebondissement. C’était à la fin de l’année 2010. Au moment où le jour décline : Entre chiens et loups. L’obscurité était menaçante. Eugène venait d’arriver dans mon atelier pour donner à voir quelques pièces faites d’encre noire, très pulsionnelles, sur du papier et sur lequel sont cousus par endroits, avec des points de suture, des morceaux de films, supports d’images photographiques. Il fait nuit et nous regardons ce travail à la lumière d’une lampe. Nous avons des allures de faux-monnayeurs. Eugène, je le comprends bien à ce moment-là, vient de reprendre les cartes et de rebattre le jeu. Ce qu’il me montre est un travail qui bouscule les précédents. Un travail nouveau dont les images me troublent. Eugène dit en effet qu’il ne sert à rien de faire deux fois la même chose. Ces répétitions sont inutiles et mêmes nuisibles. Pourquoi débroussailler ce qui l’a déjà été. Pourquoi refaire toujours les mêmes trucs ?
Tout cela n’est pas très simple à vivre,
ni très facile à expliquer. Eugène en effet a multiplié les pistes, les procédures, les matériaux, les gestes, les outils physiques et mentaux. Il a lancé des passerelles dans tous les coins avec le risque de se perdre. Et il se perd souvent. En Juillet 2009, Eugène agit visiblement sur deux fronts : À Romilly, rue de la Paix, des toiles tendues sur châssis, entreprises depuis des années, et travaillées par périodes, avec de la couleur et des pinceaux. Petites, moyennes en encore plus grandes, elles sont toutes carrées. Elles avancent lentement. À Sellières, au premier étage, et au même moment, des petites pièces accrochées au mur, pour lesquelles il me faudrait des pages et des heures afin de les décrire avec précision. Ces petites pièces du premier étage, près de la porte d’entrée, sont très belles. Vraiment. Et elles sont allé très vite. Elles sont belles, parce qu’elles apportent quelques réponses à des questions dont on pensait qu’elles se posaient ailleurs mais dont on perçoit la réponse ici, maintenant : Ainsi le mode de la photographie mêlée au projet pictural. Comment le marier avec la peinture ? Comment l’élément photographique porté par ce matériau ingrat qu’est le papier de la photographie, pourrait-il épouser efficacement la matière picturale, les pigments, la crème de la peinture, ces matériaux d’une si grande noblesse ? Mais dans le travail artistique nous ne sommes pas dans la logique formelle. Les questions arrivent quelques fois après les réponses et le cheminement est énigmatique. Bien des gestes inachevés ou pas encore complets pour ce que l’on croit à tort être le projet sont décisifs pour un autre projet. On peut travailler sans résultats importants dans un certain champ d’activité, poser des questions là, et trouver les réponses dans un autre champ. Ou encore, tenter de résoudre les problèmes quelque part qui sont en fait des débuts de réponses pour des problèmes qui se posaient ailleurs et dont on ne pouvait pas supposer la question. C’est comme s’il était en face d’une série d’escaliers disposés parallèlement, et comme s’il sautait d’une marche de l’un, à une marche de l’autre escalier, en se servant de tous les escaliers en même temps, pour grimper et avancer ainsi. On doit pouvoir trouver actuellement cinq ou six escaliers correspondant à cinq ou six chapitres de son travail. Tous sont utiles. Tout se passe donc comme si les questions cachées, les réponses inconnues, et les modes opératoires incertaines, étaient disposées en vrac, dans le désordre de la pensée. Eugène le sait bien, lui qui gère parfaitement ce chaos.
PB – 2012
MYCOPHAGIE
Ce texte a été écrit comme introduction au livre “Mycophagie. Cuisiner l’amanite phalloïde. Mithridatisation”. Recette originale de François Dominique. Eric Coisel Editeur. Collection “Mémoires” 2017.
C’est dans mon travail de peintre que j’ai découvert ce jeu avec la mort. En effet, si la peinture n’est pas ce jeu avec la mort, elle n’est là que pour remplir de la surface et n’est plus qu’un vain bavardage. Un jeu donc qui s’étale partout ailleurs au plus près de cette vie biologique. La maladie, celle qui est définie “à haut risque” et cette guérison improbable, non prévue qui produit pur bonheur et rajeunissement. Qu’avait fait Gherasim Luca en tentant plusieurs noyades au plus près de cette mort ? Jusqu’au dernier essai ce 9 Février 1994 dont il ne peut plus nous parler. Revenir de loin, acquérir cette nouvelle connaissance, cette nouvelle sagesse et ce bonheur qui nous remplit après avoir pris le risque d’y laisser sa vie. Ces mets, ces plats, cette nourriture si délicieuse procurent ce grand plaisir sur la langue, au fond du palais et plus en aval aussi. Prendre le risque de mourrir en dégustant ces succulentes amanites farcies, si délicieuses, si prometteuses et penser au même moment à une erreur possible commise par Mithridate. Et s’il s’était trompé dans le nombre de graines de Nigelle à absorber avant la dégustation ? Il disait dix, mais qui sait s’il n’en fallait pas onze, douze, treize ?
PB – 2017
CE PEUPLE ANIMAL
Les sachems iroquois réunis en cercle avaient l’habitude de demander avant chaque palabre lequel d’entre eux, dans l’assemblée, allait parler au nom du loup.
La peinture comme territoire.
Il y a là trois territoires qui forment ensemble un univers. Un rêve possible et nécessaire. Cet univers est parallèle à l’autre, celui qui est le plus communément admis. Il est porteur de promesses innombrables et importantes.
Invisible au premier regard, il permet par la suite, en utilisant une méthode particulière, de révéler ce que l’autre univers est incapable d’exprimer. Ces trois territoires nourrissent mon corps : avec du suc et avec du sang.
Je les arpente, je les mesure, je les surveille. Ils me donnent une force insoupçonnable pour travailler et me maintenir en vie.
À quelques centaines de mètres les uns des autres, ils forment un triangle dans lequel ma vie s’écoule entre des Désespoirs espérés et des Espoirs désespérés.
I
Au nord, bordée par un chemin, une peupleraie de deux hectares dans laquelle la lumière pénètre comme dans une cathédrale. Elle est douce et régulière et tourne imperceptiblement sur elle-même du matin jusqu’au soir. La surface de cette peupleraie est définie par la plantation des peupliers qui sont disposés parallèlement, et forment des diagonales parfaites. C’est un espace mathématique d’une grande précision qui me questionne, m’inquiète et me force. Mais qui, surtout, me donne le goût de la rigueur.
II
À portée de pierre de cette peupleraie, un peu plus au sud, de l’autre côté
de la rivière, une forêt très verte dans laquelle je marche avec beaucoup de difficulté à cause des épines et des plantes qui brûlent la peau. Cette forêt très verte
devient phosphorescente quand vient le soir. Personne, vraiment personne ne peut s’imaginer une telle Phosphorescence. Elle éclabousse mes yeux. Elle électrocute ma chair. Elle me fait des cloques sous la peau. Et elle écarte les os de mon crâne pour faire rentrer dans ma cervelle une sorte d’imaginaire fertile qui apporte richesse et énergie.
Cet imaginaire fertile révèle aussi une Folie inguérissable, une Folie inépuisable. Cette Phosphorescence et cette belle Folie compensent ainsi le sérieux et le goût de la rigueur produits par la peupleraie.
Un peuple animal court dans cette peupleraie. Il habite aussi cette forêt très verte. Il est invisible à ceux qui viennent pour la première fois. Il est invisible à ceux qui n’en ont pas encore l’habitude et qui exercent mal leurs yeux. Ce peuple animal voit sans être vu, écoute sans faire de bruit. Il est habile à marcher, habile à se faufiler entre les branches des arbres, entre les épines, les buissons et les herbes hautes. Il est habile en toutes choses.
Comment expliquer à quel point ce peuple animal développe une telle intelligence ? Une telle élégance ? Et cette grâce inexplicable !
Comment trouver les mots pour le dire avec vérité ?
III
Enfin, mon atelier, ce lieu où les problèmes qui brouillent mes yeux et réduisent mes muscles, prennent la forme d’objets solides qui s’étalent et encombrent les étagères. Attendent-ils une réponse ? Une réponse qui tarderait à venir, ou qui ne viendrait jamais ? J’ai le sentiment que les problèmes sans réponse, sous leur forme énigmatique et mystérieuse, sont chargés d’immenses promesses.
Quand ils sont rangés sur les étagères, ces objets solides peuvent patienter. Jusqu’à se plonger dans l’oubli. Mais quand ils glissent des étagères et que je les retrouve sur le plancher, ils peuvent me faire trébucher si je n’y prends garde. Car tout ce qui ne va pas ensemble est là en désordre par terre ou contre les murs.
Mon atelier est donc ce lieu de tout ce qui se heurte et me heurte.
Et trouble mon existence.
Je l’aime, cet atelier, avec toutes les difficultés qui s’y jouent et avec tous les malheurs qui laissent des traces profondes et douloureuses. Car il me procure d’immenses richesses et d’immenses bonheurs qui me surprennent, tant ils sont incertains et fragiles.
J’y pénètre avec curiosité et avec appétit, malgré une peur qui me mange le ventre et le risque de tous les dangers. C’est dans le noir complet que je franchis les escaliers pour accéder à l’atelier. Sans allumer la lumière. Je monte à tâtons en me servant de mes mains sur les marches.
Les escaliers noirs de l’enfermement et de l’ignorance, dans cette obscurité. Et puis j’ouvre la porte et je débouche dans l’atelier. La lumière me gifle le visage et me coupe le souffle. C’est peut-être le monde du savoir et de l’infinie liberté.
N’est pas ici, dans l’atelier, ce peuple animal qui court sous la peupleraie et qui dort dans la forêt très verte. Ici, dans l’atelier, pas de chair animale, pas de chair vivante, seulement ma chair, la mienne.
Et des peintures, appuyées le long des murs.
Ce sont les peintures de ces animaux qui courent sous la peupleraie et qui dorment dans la forêt très verte. Des visages, des portraits. Un travail secret, délicat, et souvent malhabile, tant l’affection que je porte à ce peuple animal, tant les peintures de ces visages et de ces corps me rendent timide et me font boiter.
Ce travail de peinture peut les représenter simplement, naïvement, mais aussi ne pas les représenter du tout. Quelle importance, pour moi qui suis les pieds sur la frontière entre le monde visible et le monde invisible, avec des yeux d’homme incapable de deviner les détails, impuissant à envisager les ensembles avec exactitude et vérité.
À quoi pourrait-il bien servir de pratiquer par moments ce mode de représentation, avec l’exactitude et la vérité dont je viens de parler, si je n’avais pas cette sincérité produite par l’affection et la tendresse que je porte à ce peuple animal ?
Ces images seraient faites aussi pour ne pas les oublier, pour les garder auprès de moi, dans ma mémoire et pour m’en imprégner. Elles seraient faites pour comprendre leurs gestes, leurs attitudes et de quoi ils sont faits, mais surtout, surtout, pour tenter de faire comme ils font eux-mêmes, car ils font si bien.
La Nuit, le Jour.
La Nuit, sans allumer la lumière pour ne pas les déranger, et l’éclat de la Lune qui s’infiltre à travers les verrières de l’atelier. Une lumière lumineuse, éclatante comme seul le cristal peut se comporter avec la Lune. Cette lumière amincit et rend transparentes mes paupières. C’est alors que les images de ces peintures sont méconnaissables. Ce n’est plus moi qui les regarde, ce sont elles qui plongent leurs yeux dans les miens.
La Nuit, le Jour.
Le Jour, à la lumière du Soleil qui est revenue, les images peintes montrent un autre visage et me posent alors la question : comment pourrais-je gagner en animalité sans perdre malgré tout en humanité ?
Il s’agit de trouver cette intensité nécessaire à la dimension physique de la peinture. Je crois que seule l’énergie produite par cette chair animale peut provoquer cette intensité nécessaire. Cette énergie est indispensable à la peinture. Sinon, la peinture n’est qu’un vague remplissage de surface.
Je crois sincèrement que la peinture ne peut pas se fabriquer comme une marchandise. Elle ne se fait pas avec du métier. Elle ne se fait pas avec le métier.
C’est ce que je comprends sans raison apparente dans les gestes et dans la vie quotidienne de ce peuple animal : Ils ne fabriquent en rien une marchandise et ils n’ont pas de métier. Ils n’ont pas le métier.
C’est ce qui les rend si estimables à mes yeux et c’est ce qui m’incite à vouloir être comme eux.
Nous autres, nous avons perdu quelque chose en gagnant en humanité. Comment retrouver ce quelque chose perdu ? Et comment ne rien perdre de cette humanité que nous avons gagnée ? Tout garder, et surtout ne rien perdre, parce que la peinture, celle qui trouble notre existence, c’est la fusion, le mariage intime de cette dimension physique avec cette capacité particulière de la pensée, gagnée au fil des millénaires, des siècles, des années.
Une folle pensée, un désir fou, pour les rêves improbables rendus possibles par l’énergie que ces rêves dégagent, moi qui ne suis ni dans « la peinture qui figure, ni dans celle qui ne figure pas », comme on a souvent l’habitude de parler de la « peinture ».
Moi qui suis ailleurs, qui n’y peux rien, qui cours après d’autres chimères difficiles à décrire, impossibles à expliquer avec les mots qui s’entrechoquent quand il s’agit d’éclairer. Moi qui dois impérieusement trouver la méthode et le chemin qui permettent d’appuyer mes propres gestes sur les gestes de ce peuple animal.
Nous portons sur nos épaules de lourdes difficultés, qui nous empêchent et qui ont été fabriquées par le discours des prêtres. Avec quel entêtement ils nous ont insufflé leur conception du monde à l’opposé de la mienne, adversaire résolue de la leur. Nous avons la tête écrasée, les yeux et les oreilles encrassés par deux mille ans de chrétienté.
Mais nous gardons espoir.
Pierre Balas
Avril 2023-Mars 2024
Ce texte a été écrit entre le mois de Janvier 2023 et le mois de mars 2024. Il a été publié par les éditions Fovea à l’occasion de l’exposition organisée au Musée de Villeneuve sur Yonne (24 mai-14 juillet 2024), qui portait le titre générique CE PEUPLE ANIMAL.